Les carnets de PiPhie

 
Racines, Alex Haley, aux éditions France Loisirs, 641 pages.


C'est au début du printemps 1750, à Djouffouré, petit village à quatre jours de pirogue de la côte de Gambie, en Afrique occidentale, que naquit le premier-né d'Omoro et de Binta Kinté. En constatant que c'était un garçon, les visages ridés de la vieille Nyo Boto et de Yaïssa, la grand-mère du bébé, s'illuminèrent : un premier-né mâle est le signe qu'Allah accordait une bénédiction particulière aux parents et à leurs familles. Sans compter la fierté de savoir que le nom de Kinté allait être perpétué. Le clan Kinté avait pris naissance dans une région appelée "l'empire du Mali". Les Kinté étaient traditionnellement forgerons et leurs femmes potières ou tisserandes. Et puis un rameau du clan était allé s'installer dans un pays appelé Mauritanie. C'est de là qu'un fils de ce clan, nommé Kaïraba Kounta Kinté - un marabout, c'est-à-dire un saint homme de l'Islam - était descendu jusqu'au pays appelé Gambie. Il avait fini par se fixer dans le village de Djouffouré où ses dons lui auraient permis de sauver les habitants de la famine. À Djouffouré, Kaïraba Kounta Kinté avait pris pour épouse une jeune mandingue nommée Sireng avec qui il avait eu deux fils, Djanneh et Saloum. Devenus des hommes, ceux-ci se passionnèrent pour les voyages et la connaissance d'autres peuples et ils n'avaient donc pas de descendance. Après la mort de Sireng, Kaïraba Kounta Kinté prit pour épouse Yaïssa et c'est d'elle que naquit Omoro. Le premier fils d'Omoro est donc aussi le premier petit-fils du grand marabout.

La coutume voulait que le père prenne une semaine pour trouver le nom de son premier-né. Un cérémonial eut alors lieu au terme duquel Omoro murmura trois fois son nom à l'oreille du bébé. Celui-ci n'avait jamais encore été prononcé car le nouveau-né devait être le premier à entendre son nom. Le nom fut alors annoncé à tous : l'enfant s'appelle Kounta, en mémoire de son grand-père.


Le petit Kounta Kinté vécut l'enfance traditionnelle des enfants de cette partie de l'Afrique où la religion principale est l'Islam. Il fut d'abord choyé par les caresses de sa mère qui l'emmenait partout, et aussi celles de sa grand-mère Yaïssa. Parfois, son père l'emmenait chez lui car, traditionnellement, maris et femmes habitaient à part, et le père parlait alors à son fils des hautes actions qui le distingueraient quand il serait un homme.
Quand l'enfant devint plus indépendant de sa mère, il passa ses journées avec les enfants du premier kafo, ceux qui avaient moins de cinq pluies, sous le regard vigilant des grands-mères qui leur racontaient souvent des histoires passionnantes, en particulier celle du grand marabout Kaïraba Kounta Kinté, le grand-père du petit garçon. Kounta eut aussi un premier petit frère, Lamine.

L'éducation au village était sévère. Les enfants devaient le plus grand respect aux adultes, ne pouvaient mentir, et apprenaient le savoir-vivre, dont faisaient partie la dignité et l'empire sur soi dont s'enorgueillissent les Mandingues. Même si Kounta s'efforçait d'être sage, Binta le rappelait souvent à l'ordre et la fessée était fréquente, notamment lorsqu'il taquinait son petit frère. Progressivement, Kounta et ses camarades de son kafo se voyaient confier de petites responsabilités : faire le guet pour annoncer des visiteurs extérieurs au village, monter la garde aux champs pour éloigner les cochons sauvages et les babouins des plantations, aider aux récoltes, ... 
Arrivé à l'âge du second kafo, entre cinq et neuf pluies, Kounta reçut son premier doundiko, un vêtement de coton, de sa mère et une petite fronde neuve de son père. Comme ses camarades, il devint gardien de chèvres et commença à s'instruire à l'école de l'arafang où il apprit l'histoire de ses ancêtres, les versets du Coran et la calligraphie arabe.
Kounta prit l'habitude de s'occuper de son petit frère Lamine alors que le ventre de sa mère s'arrondissait à nouveau. On leur apprit aussi à se méfier des toubabs, ces hommes blancs qui tuaient à l'aide de redoutables bâtons à feu, et enlevaient des noirs pour en faire des esclaves qu'ils embarquaient sur de grands canots.
Arrivé à l'âge de dix pluies, Kounta clôtura ses études et reçut, en cadeau de son père, ses premières chèvres à lui. Quelques temps plus tard, selon la coutume, il fut arraché à la case maternelle pour rejoindre un camp où lui et ses camarades furent entraînés pour devenir de vrais hommes. Après quatre lunes d'entrainement, ils regagnèrent le village en tant qu'hommes. Kounta reçut alors sa propre case et des responsabilités d'adulte.

Mais Kounta a toujours eu un côté trop réfléchi, un peu rêveur qui l'amène parfois à laisser dériver ses pensées. Et, alors qu'il avait dix-sept pluies et qu'il cherchait du bois pour se confectionner un tambour, il se fit surprendre par des toubabs. Malgré une résistance acharnée, il est capturé et emmené loin de son village. C'est le début de l'enfer aux mains des négriers...
Racines, dont le titre original est Roots : The Saga of an American Family, est un roman de Alex Haley publié en 1976. Il s'agit d'une saga familiale retraçant l'histoire d'une famille afro-américaine de l'époque de l'esclavage en Amérique du Nord à l'époque contemporaine. L'auteur a remporté le Prix Pulitzer 1977 pour cet ouvrage.

Alex Haley (1921-1992) est un écrivain américain connu notamment pour sa collaboration à l'autobiographie de Malcolm X et pour ce roman, Racines. Ce sont les histoires familiales qu'il avait entendues durant sa jeunesse qui le poussent à étudier son ascendance maternelle, d'origine africaine. Comme il l'explique dans le dernier chapitre du roman, il a effectué des recherches dans les archives et les bibliothèques pour soutenir avec des documents écrits la tradition orale de sa famille ; il a consulté des linguistes pour mieux identifier les mots de la langue du pays dont il pense être originaire, la Gambie ; il s'est rendu au village de Djouffouré où il a rencontré un griot qui lui a fourni un exposé oral de l'histoire du village, remontant jusqu'à l'évocation de l'enlèvement d'un jeune guerrier de la famille Kinté ; il a même fait le trajet entre l'Afrique et les Etats-Unis sur un cargo, pour mieux comprendre ce qu'a dû ressentir son ancêtre lors d'un voyage de trois mois vers l'Amérique, le plus souvent à fond de cale, au milieu d'ordures voire de cadavres et avec plus de cent autres êtres humains.

Malgré quelques controverses, parues après publication, sur la fiabilité des sources utilisées par l'auteur, Racines est un superbe témoignage d'un pan de l'histoire des Etats-Unis, vu cette fois du côté des esclaves.
Le premier quart du roman environ s'attache à décrire l'enfance et l'adolescence de Kounta Kinté dans son village natal africain, illustrant les rites, les coutumes et les croyances des habitants de Djouffouré. C'est alors la capture par les négriers et la description sans concession de leur cruauté et de l'atroce voyage de trois mois au fond de la cale d'un navire négrier. Après l'horrible voyage, Kounta sera confronté à un monde bien différent de ce qu'il a connu auparavant, il deviendra esclave dans une grande plantation, tentera à plusieurs reprises de s'enfuir, jusqu'à finalement être mutilé et accepter petit à petit sa nouvelle condition, tout en gardant toujours une trace de ses racines et sa dignité africaine.
Il parviendra à fonder une famille et à transmettre un peu de sa fierté d'antan et de son désir d'indépendance.
Mais lui et les siens ne sont plus que des esclaves, tout juste plus que des objets dont on peut disposer à sa guise et qu'on peut vendre à tout moment. C'est ce qui arrive à la fille unique de Kounta, Kizzy, qui, à 16 ans, est vendue à une autre plantation. Aux deux-tiers du récit environ, l'auteur abandonne Kounta pour suivre la nouvelle vie de Kizzy. Celle-ci sera violée par son nouveau maître et mettra au monde un petit garçon métis, George. Le roman suit ainsi l'histoire de la fille puis du petit-fils, des arrière-petits-enfants de Kounta... jusqu'à la naissance d'un de ses arrière-arrière-arrière-arrière-petit-fils, Alex Haley. Et la famille a toujours gardé une trace orale de son histoire, qui remontait à travers les générations jusqu'à "l'Africain".

En filigrane de l'histoire familiale, le roman évoque également les évolutions politiques aux Etats-Unis et leurs conséquences sur la vie dans les propriétés du Sud. En particulier, le long chemin vers l'abolition ne se fera pas sans heurts.

Le livre est passionnant et émouvant, même si l'auteur ne verse pas dans un ton larmoyant, le récit et la description de la vie des esclaves se suffisent à eux-mêmes.

Le roman a été adapté en une mini-série de 8 épisodes, diffusée en France en 1978, mais que je n'ai jamais au l'occasion de voir.
Queen, Alex Haley et David Stevens, aux éditions France Loisirs, 899 pages.


Jamie Jackson est le onzième des douze enfants de James Jackson, un propriétaire irlandais aisé. Celui-ci possédait des terres fort étendues et une manufacture de lin à Ballybay, près de Carrickmacross dans le comté de Monaghan.
En cette fin du XVIIIe siècle, les anglais imposaient un joug parfois brutal aux irlandais, mais se montraient favorablement disposés envers ceux pratiquant la même religion qu'eux et respectant leur autorité. Ce régime colonial avait bénéficié à James Jackson.
Homme rigide et intolérant, James Jackson admirait le mode de vie des anglais et n'avait guère de sympathie pour les paysans catholiques. A sa grande consternation cependant, la plupart de ses enfants avaient épousé la cause nationaliste, mettant en danger tout ce qu'il avait accompli grâce à un labeur acharné. James Jackson ne comprenait pas que c'était sa propre sécheresse de coeur et son austérité qui avaient poussé ses enfants à chercher amour et amitié dans la camaraderie politique. Il s'était ainsi progressivement détaché des siens et son unique passion était l'élevage des chevaux de courses. Son épouse était morte à trente-cinq ans, après lui avoir donné un dernier fils, Washington, exténuée par ses maternités successives et par un mariage dénué d'amour. Le petit Jamie n'avait pas encore deux ans. Jugs, la gouvernante catholique à la voix éraillée et à la poitrine opulante, tint lieu de mère à Jamie et son petit frère, et sa tendresse leur fut bénéfique.

Jugs fit découvrir à Jamie le monde qui entourait l'austère domaine de son père. Elle l'emmenait souvent chez sa soeur Maureen qui, avec son mari Patrick, exploitaient une petite ferme dans les environs. Maureen avait un fils du même âge que Jamie, Sean, et, en dépit de leurs origines tellement différentes, les deux garçons devinrent des amis inséparables. La chaumière de Maureen ressemblait au paradis pour Jamie, dont la propre demeure était froide et impersonnelle. L'endroit vibrait de vie et de passion, marqué par les rituels de la vie paysanne. Avec Sean, Jamie se passionnait pour les histoires contées par les shanachies, des conteurs ambulants : lutins et farfadets, histoire du peuple gaélique, époque glorieuse des rois et des poètes, invasion des britanniques suivie de répression et rébellion, de bannissements et de vengeances, et de l'étouffement de la religion catholique.
Garçon calme et studieux n'ayant jamais connu sa mère, Jamie voyait le joyeux et turbulent Sean comme son héros qu'il s'efforçait d'imiter. Les deux garçons battaient la campagne entre Ballybay et Carrickmacross, l'entreprenant Sean entrainant son ami ébahi dans maintes escapades audacieuses.
Jamie se familiarisa ainsi de bonne heure avec la vie et les souffrances du peuple alors que le monde de son père, celui de l'ambition, de la réussite sociale et des privilèges, l'ennuyait profondément même s'il ne pouvait tout à fait lui échapper. Il apprit à monter à cheval et se prit de passion pour les chevaux de course grâce au palefrenier, Quinn. Parfois, Jamie accompagnait son père à Belfast pour assister à des courses de chevaux. Tout à sa passion, James Jackson devenait alors un autre homme et expliquait longuement à son fils tout ce qu'un propriétaire d'une écurie de courses doit savoir.
Le fossé social qui séparait Jamie de Sean était particulièrement profond dans le domaine de l'éducation. Jamie avait un précepteur, un jeune homme de Dublin, pauvre mais de bonne éducation, et Jamie fut initié aux classiques grecs et latins, aux mathématiques et à l'histoire. Lorsqu'il eut davantage confiance en Jamie, son précepteur lui fit aussi connaitre la littérature irlandaise puis lui parla des problèmes actuels de l'Irlande et de la lutte qui, un jour, délivrerait le pays de la domination britannique. Jamie, comme ses frères et soeurs, grandit ainsi en se débrouillant de son mieux et en trouvant l'amour où il le pouvait. Les frères et soeurs Jackson se soutenaient mutuellement et ces liens formés durant leurs jeunes années résistèrent au passage du temps, restant pour eux une source de réconfort. Jamie était en particulier décidé à fonder un jour une famille et à donner à ses enfants ce que lui-même n'avait jamais connu : un vrai foyer.

Quand Jamie eut quatorze ans, son père fit ce qu'il avait fait pour ses autres enfants : il l'inscrivit dans une école de Dublin. Et comme ses frères et soeurs avant lui, Jamie fut logé chez son oncle Henry. Celui-ci était tout ce que son frère James n'était pas : généreux, chaleureux et fervent patriote. Jamie adora Dublin, il y aima la solidarité qui unissait les Irlandais asservis en partageant leur haine des Anglais. A quinze ans, il fut admis dans l'association secrète des Irlandais unis et prêta un serment solennel. Mais les troubles s'intensifièrent et un traitre s'inflitra dans leurs rangs. Pour sa sécurité, Jamie dut quitter Dublin et regagner Ballybay où il retrouva Sean engagé dans la même lutte. Les deux amis n'étaient plus en sécurité à Ballybay et voulaient se battre, ils partirent vers le sud où des batailles avaient lieu. Durant leur voyage, ils furent témoin de la cruauté des hommes et vieillirent de plusieurs années.
Ils rejoignirent les troupes du Père John Murphy et se battirent contre les anglais. Mais Jamie se rendait de plus en plus compte que leur cause était désespérée. La dernière bataille vira à la débâcle et Sean fut tué. Jamie fut fait prisonnier et emmené à Dublin, à la prison de Newgate où il serait pendu. La vie à la prison était difficile mais Jamie y retrouva son oncle Henry. Cependant la rébellion fut
progressivement écrasée et les anglais pensèrent que poursuivre les persécutions ne ferait qu'enflammer de nouveau la populace. Mais les prisonniers, s'ils voulaient être libérés, devaient quitter l'Irlande à tout jamais. Jamie et son oncle Henry décidèrent que leur salut se trouvait en Amérique, une terre nouvelle, inconnue, offrant la liberté et ses grands espaces aux esprits aventuriers. De plus, de nombreux irlandais y avaient déjà émigré, dont les propres frères de Jamie. Avant de partir, Jamie fit une dernière visite à Ballybay pour dire au revoir à tout ceux qu'il aimait. Il termina par aller voir son père et les derniers mots qu'il entendit de lui furent : "Tu n'arriveras jamais à rien".

Avec le nouveau siècle, Jamie s'embarqua pour une nouvelle vie de l'autre côté de l'Atlantique. Il n'était plus un gamin mais un homme endurci par la vie, trempé par la guerre, forgé par la prison. Il abandonna le diminutif affectueux de Jamie, employé pour le distinguer de son père, de toute façon, il n'avait plus de père. Il serait dorénavant James Jackson. Et il se jura qu'il arriverait à quelque chose, pour donner tort à son père. Il serait riche, plus riche que son père...
Après Racines, Alex Haley s'intéresse cette fois à son ascendance paternelle. L'auteur est cependant décédé avant d'avoir pu terminer son roman, et c'est David Stevens (1940-2018), un écrivain et réalisateur australo-néo-zélandais avec qui Alex Haley avait travaillé, qui le finalisera. David Stevens adaptera d'ailleurs Queen en série télévisée.

Le roman remonte aux origines irlandaises de la famille paternelle de Alex Haley. Il part de l'histoire de James Jackson qui émigre en Amérique où il se lie d'amitié avec le futur président des Etats-Unis Andrew Jackson qui, s'il porte le même nom de famille, n'est pas apparenté à James. James fait fortune et se fait construire une magnifique plantation en Alabama, baptisée la Fourche des Cyprès. Avec ténacité, il construit sa fortune et fonde une famille. Comme tous les propriétaires du sud de l'époque, il s'entoure d'esclaves fidèles et soumis pour faire tourner sa plantation.

La particularité du roman est que l'héroïne qui lui donne son titre, Queen, n'apparait que tardivement puisque sa naissance se situe à la moitié du récit environ. C'est lié à la volonté des auteurs de bien installer le contexte qui mènera à voir naitre Queen. Celle-ci est la grand-mère paternelle de Alex Haley et est aussi une métisse née des amours entre le fils de James, Jass, et une jeune esclave, Easter. Mais la mentalité liée à l'esclavage ne permet pas de reconnaitre une telle liaison et Queen sera toujours une esclave, pas vraiment reconnue par son père blanc. Et pourtant Queen a la peau blanche et pourrait passer pour telle, ce qui rend sa vie encore plus difficile, n'appartenant jamais tout à fait à l'un des deux univers, celui des blancs ou celui des esclaves noirs.

Comme Racines, le roman évoque également les évolutions politiques aux Etats-Unis. Il y a d'abord la problématique des indiens, constamment repoussés de leurs terres ancestrales par l'avancée de l'homme blanc. Et ensuite, bien sûr, la guerre de sécession et l'abolition de l'esclavage qui donnera la liberté à Queen. Mais cette liberté s'avère difficile pour des anciens esclaves qui n'avaient jamais quitté la plantation qui les a vus naitre, et qui se retrouvent bien démunis face au mépris des blancs.

Le roman est à nouveau passionnant, faisant revivre de manière intense ces colons aventuriers qui ont conquis les territoires vierges d'Amérique, souvent au mépris des poulations autochtones, puis s'attachant à la vie d'une grande plantation et aux esclaves qui y travaillent. On vit ensuite, avec Queen, les conséquences de la guerre de sécession et les difficultés des anciens esclaves livrés à eux-mêmes. Une superbe fresque...
 
 



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